Euthanasie: mort douce donnée pour des motifs
humanitaires dans les cas désespères.
LE GÉNÉRALISTE
- Bonjour, vos analyses sont prêtes. Voilà: prise de sang..., urine..., sucre..., parasites intestinaux... Tonia, passe-moi sa R.W. Voilà, tout est prêt. À présent, allez chez la directrice, bureau 34, et prenez un ticket pour l'euthanalogue.
- Comment, déjà? Je ne suis pas encore passée chez l'oculiste.
- L'oculiste est souffrant. Il est constamment en arrêt maladie; c'est une vraie calamité. D'ailleurs lui aussi est candidat...
- Mon petit, il faudrait que j'aille chez le thanalogue...
- Il n'y a que la directrice qui donne des tickets, il faut s'inscrire chez elle. Une semaine à l'avance. Les malades sont très nombreux, et il n'y qu'un seul spécialiste.
- Je ne comprends pas pourquoi on m'envoie tout de suite chez l'euthanalogue?
- Et qui voudriez-vous voir?
- Est-ce que je sais? C'est vous qui devez me le dire! Il paraît que ma maladie peut être soignée par un chirurgien...
- Mais vous voyez bien ce que le chirurgien a noté: pas de contre-indication à une visite chez l'euthanalogue. Qu'est-ce qu'il vous faut de plus? Adressez-vous au bureau 34...
- Je n'irai pas!
- C'est votre affaire. Sachez seulement que, dans très peu de temps, vous ne pourrez même pas aller jusqu'aux toilettes, et qu'il ne sera plus question du bureau 34. Il faudra faire venir l'euthanalogue à domicile. A la polyclinique, il vous prescrira une ordonnance pour une piqûre d'importation. À domicile par contre personne ne vous fera de piqûre, on n'a presque pas de seringues jetables. À domicile, vous verrez arriver les médecins avec des balles, des barres de fer, un marteau...
- Je vais porter plainte! J'ai fait la guerre, moi... et on me propose le marteau! En fait, j'ai droit à cette piqûre gratis...
- Bon, salut. Au suivant!
LA QUEUE
- Qui est le dernier de la queue?
- On a des tickets.
- Moi, on m'a donné rendez-vous.
- Ici, tout le monde a rendez-vous!
- Je suis ancien combattant et mutilé!
- Moi aussi, j'ai subi le blocus. Puisque vous êtes ancien combattant, mettez-vous derrière moi.
- Seigneur, il faudrait qu'il y ait un jour spécial pour eux! Il en vient sans cesse. Ça fait déjà uneheure et demie que j'attends.
-Vous feriez mieux de vous taire. Vous, vous êtes jeunes; nous, je vous assure qu'on l'a faite suffisam-ment, la queue. À présent, c'est votre tour.
- Dites, il ne fait pas attendre longtemps?
- Ça dépend des fois. C'est un bon docteur, il est soigneux. Il vous laisse parler, il vous écoute, toujours avec humour. J'ai une voisine qui est venue sans ticket; il a tout de même accepté de la recevoir.
- Et alors?
- Ça fait trois jours qu'elle est enterrée.
- Ah! Et comment il a fait?
- Je ne vais pas mentir. Je n'en sais rien. Il y aurait eu une livraison à la pharmacie, et il lui a fait une ordonnance. C'est une question de chance.
- Et oui, on travaille, on travaille, et qu'est-ce qu'on a à l'arrivée?
- Ceux qui ont de l'argent vont à la coopérative. Là bas, ça se passe d'une manière civilisée, avec de la musique, des fleurs. Le diagnostic est lu solennellement.
- Quand j'étais à l'hôpital, j'ai eu l'occasion de voir un professeur euthanalogue qui faisait sa visite. Ça, c'était un spécialiste! On sentait la vieille école. Un intellectuel russe, vous comprenez. Il plaisantait, appelait tout le monde "mon petit père". À ma droite, il y avait un malade, le professeur n'a même pas écouté jusqu'au bout ce que le médecin traitant lui disait. Il lui a suffit d'un coup d'œil. Il a sorti deux pièces de monnaie qu'il a posées avec un petit rire sur les yeux du voisin. Après ça, il a appuyé d'une façon très habile, personne n'a rien remarqué. Et le voisin, il était déjà au paradis! Ça, c'est du travail.
- Il paraît qu'il y a des endroits où l'on fait même venir un prêtre.
- Pas chez nous. Nous, on passe à l'église nous-mêmes avant de venir.
- Avec notre retraite, on n'a pas vraiment les moyens de faire venir quelqu'un, c'est ça l'ennui. Aujourd'hui j'ai acheté du pain, et j'en ai eu déjà pour deux mille trois cents roubles.
- Vous l'avez pris où?
- Au coin de la rue, près du marché.
- Il faut l'acheter au supermarché. Les baguettes sont toujours fraîches, et c'est moins cher.
LA CONSULTATION
- Bonjour, docteur!
- Mes hommages! Alors, vous avez fait le tour?
- Oh, ne m'en parlez pas! Il m'a fallu trois jours pour voir l'oto-rhino, il n'y avait pas de tickets.
- Aie-aie! La bureaucratie, c'est notre malheur commun. Mais pourquoi aviez-vous besoin d'un oto-rhino?
- J'en sais rien.
- Justement. Il ne vous reste plus qu'à voir le médecin légiste, c'est bien ça, non? Bo-on! Alors? On la fait cette ordonnance?
- Il paraît qu'il y a eu une livraison à la pharmacie...
- On ne peut rien vous cacher! C'est vrai, il y en a eu une. Chez nous, c'est par catégories, mais pour vous... Il faut seulement le tampon du médecin-chef.
- Vous n'avez pas oublié ma réduction de 50%?
- Comment donc! Mais chez nous, hélas, ça ne marche pas.
- Alors tant pis, allez-y.
- C'est parfait. Dès que vous aurez le tampon, adressez-vous au sous-sol. C'est là qu'on vous organi-sera tout. Vous avez résolu le problème du cercueil?
- Je n'ai pas encore eu le temps, docteur.
- Dépêchez-vous. Au sous-sol, on vous demandera le papier. Ils ne peuvent pas vous garder plus de deux jours.
- Docteur, est-ce qu'on peut vous inviter à domicile?
- A domicile, mon cher, ça ne peut se faire qu'en passant par le commissariat. Je suis médecin consul-tant, voyez-vous. On m'invite soit quand le diagnostic n'est pas clair, soit au contraire quand il est tout à fait évident.
- Quel diagnostic, docteur! Elle a plus de quatre-vingt-dix ans... Nous devons partir dans vingt-quatre heures, on n'a pas le temps de faire des démarches...
- Je ne sais pas, je ne sais pas...
- Docteur, nous saurons vous dédommager, ne vous inquiétez pas...
- Écoutez, je n'ai jamais...
- Je n'écouterai rien, docteur! J'obéis à une loi: tout travail mérite salaire. Nous pouvons vous emmener en voiture et après vous conduire où vous voudrez.
- Ce n'est pas la peine. Dieu vous garde. Il faut que j'emporte mon marteau?
- Vous êtes médecin, c'est à vous de décider. À mon avis un oreiller fera l'affaire, il suffira de le lui mettre dessus.
- Bonjour, bonjour. C'est la première fois que je vous vois, enchanté. Que puis-je faire pour vous?
- J'ai le cœur qui bat la chamade, docteur; ça fait trois nuits que je ne dors pas.
- Donnez-moi votre ticket. Mais c'est un ticket pour le généraliste! Moi, c'est après!
- Seigneur! Et vous, vous n'êtes pas généraliste?
- Vous vous êtes trompé, mon ami. Vous êtes dans le cabinet de l'euthanalogue.
- ... Aie, aie, au secours...
- Lénotchka, allongez-le sur le canapé. Le validol est dans le placard. Où courez-vous, mon brave? Restez allongé un moment... Peut-être pourrez-vous vous passer du généraliste...
- Docteur, excusez-moi, je n'ai pas de ticket...
- Vous m'épuisez! Lénotchka, jetez un coup d'œil, est-ce qu'il y a beaucoup de monde?
- Huit personnes.
- C'est à devenir fou. Qu'est-ce que vous avez?
- J'ai vu tout le monde, docteur... Voilà le diagnostic... voilà le certificat rosé... où est-il? tout de suite... tout de suite...
- Excusez-moi, je n'ai pas le temps. Vous dites que vous avez vu tout le monde? Venez derrière le paravent.
- Mais la piqûre, docteur...
- Je vous ai dit d'aller derrière le paravent! Lénotchka, donnez-moi le marteau. Je n'ai pas besoin de gants - au diable, l'antisepsie...
- Vous êtes trop préoccupé par votre santé, monsieur. Vous vous posez des diagnostics vous-même... Vous lisez sans doute de la littérature spécialisée?
- Ça m'arrive...
- Ça se voit. Et qui vous a permis de le faire? Cela vous est rigoureusement contre-indiqué. Si chaque lecteur vient chez moi - il me faudra tout un arsenal. Bon, déshabillez-vous, je vais regarder. Bon... Ce que vous êtes nerveux! Vous êtes tout en sueur. Si cela continue, vous risquez effectivement... Tournez-vous... Levez les bras... Non, mon cher, vous vous inquiétez pour rien. Vous pouvez vous rhabiller, vous n'êtes pas un client pour moi. Attendez, un instant... qu'est-ce que c'est que cette petite tache? Et cette autre là... m-oui... en voila une autre encore... On dirait que j'ai été un peu vite... Il vaut mieux que vous restiez...
LES SANDWICHS
- Je crois que je vais me faire muter à l'hôpital, Lénotchka. Vraiment, je n'en peux plus, j'en ai vrai-ment marre.
- Prenez vos sandwichs, docteur, prenez vos sandwichs. Ceux-ci sont au jambon. Vous pensez qu'à l'hôpital, c'est mieux?
- C'est mal partout, je le sais bien. Mais au moins, on n'a pas besoin d'aller chez les gens. Et en réanimation, c'est un vrai plaisir! On vous appelle, on arrive, on regarde les pupilles et on débranche l'appareil - c'est super!
- Et la neuro? Et la chirurgie cardiaque? Vous serez épuisé!
- C'est vrai. Ah, est-ce de cela que nous rêvions! À la faculté, notre promotion faisait du bruit! Les euthanalogues l'emportaient sur tous les généralistes, chirurgiens et accoucheurs. Quelles fiestas avec le Club des Joyeux Drilles! Qu'est-ce qu'on ne faisait pas dans les stages pratiques!... Le banquet, le ser-ment à Tanathos... et qu'est-ce qui reste de tout ça?
LE BRIEFING
- Il nous reste la dernière question, collègues. J'ai entre les mains l'arrêté du ministre en date du 23 de ce mois: "Pour l'amélioration de la qualité de l'aide euthanalogique à la population et le perfectionne-ment ultérieur du service euthanalogique de la région". Je ne vais pas vous lire le texte en entier, ce serait trop long. L'essentiel, c'est qu'il est recommandé de travailler à l'établissement de contacts plus étroits entre les services d'euthanalogie et de toxicologie et de préparer des propositions concrètes pour l'exécution des indications d'euthanasie forcée de certaines catégories de personnes qui sont soignées pour usage de stupéfiants. Cela suppose une liaison constante avec les organes de protection juridique. De plus, il faut établir des contacts analogues avec les services de gérontologie et de cancérologie. Nous devons, chers collègues, tirer une conclusion de tout cela: il convient d'être sur nos gardes; des contrôles. des commissions sont possibles... Nous avons déjà des contacts, mais on exige de nous davantage, et nous n'avons qu'un seul euthanalogue. Il est difficile d'être partout à la fois, mais il le faudra. Dans l'ensemblo. notre personnel est agé, je comprends tout cela. De plus, on propose à l'euthanalogue de participer active-ment aux plans d'examen des travailleurs des entreprises, des pensionnaires des maisons de retraite et de participer au travail des commissions de recrutement. Il faut renforcer les liens avec les employés de la sécurité sociale et de la commission militaire. Je demanderai à l'euthanalogue de ne pas partir, nous avons encore quelques petites choses à voir... On manque en particulier de matériel didactique... Les fiches sanitaires sont fades, sans charme...
ANNONCE SUR LA PORTE DU CABINET DE L'EUTHANALOGUE
- Il était là à l'instant. J'ai vu les généralistes qui écrivaient dedans... Non, je me trompe, c'est le chirurgien qui l'a!
- Dis voir, tu ne veux pas faire un saut chez la vieille? Elle appelle tous les jours, avec son panard. Il y a longtemps qu'il est temps pour elle...
- Je n'irai pas sans le généraliste.
- Mais il suffit de te montrer, de lui faire peur! Et si elle ne comprend pas, nous nous débrouillerons tout seuls, sans toi. Sois un bon copain!
- Vous n'êtes pas marrants! Si on me donne une voiture...
- L'euthanalogue n'a pas signé la commande. Et pour les balles non plus.
- Du sarrasin, des anchois, deux boîtes de petits pois...
- Par ici, je vous prie.
- Il faut d'abord que je me lave les mains. Si vous voulez bien me donner une serviette...
- Je vous en prie.
- Merci. Alors, allons voir. Bonjour, bonjour! Comment allons-nous?
- Ça fait longtemps qu'il ne parle pas docteur. Il ne prononce que des sons inarticulés.
- Pas possible! C'est très facheux! Ouvrons la bouche...
- Il ne comprend rien non plus...
- Ça ne fait rien; moi, je comprends... Bien, l'affaire est claire. Qu'avez vous décidé? Vous êtes au courant de la méthode que nous utilisons à domicile...
- Voilà, docteur, on voulait vous demander. On nous a envoyé ça de l'étranger... Vous pouvez lire leur langue. Ce sont des sachets.
-Je vais me débrouiller. Donnez-les moi. M-oui. C'est bon.
- En une seule fois. Le tout en une seule fois.
- Il vaut mieux après. Qu'il mange une dernière fois.
- Merci d'être venu, docteur. Nous vous avons préparé un petit quelque chose... Il a quinze ans d'age...
- Non-non-non, en aucun cas...
- Vous nous vexeriez, docteur. Vous ne pouvez pas refuser...
- Un peu.
- Valentine t'a appelé. Elle a demandé que tu passes voir quelqu'un.
- Non, bien sûr. Mais appelle-la aujourd'hui. Et ne t'avise pas d'y aller gratis. Il est ridicule déjouer au bon docteur Schweitzer...